La proportionnelle

+9 ans

Mon père est parti manifester. Depuis qu’il est à la retraite, il ne cesse sortir exprimer ses opinions. Il devrait d’ailleurs être rentré à l’heure qu’il est. Il affirme qu’un vote tous les cinq ans, ce n’est pas assez quand le monde se réchauffe d’un dixième de degré par an. Je suis né en 2018. J’ai vingt-quatre ans aujourd’hui. Je suis au milieu d’un champ en train de regarder pousser toutes sortes de plantes. Je suis parti réparer un mât-cigogne. Je les appelle comme ça car ils servent de promontoir pour mes drones qui sillonnent la propriété. Ils y font une halte pour se recharger. Certains volent et prennent des photos que mon ordinateur analyse pour me dire si tout va bien, d’autres roulent sur des chenilles en traînant d’une brouette, les derniers marchent sur trois pattes et ceuillent ou arrachent toutes sortes de choses. Je fais un peu tout à la fois. Les drones ne marchent pas tout seuls. Ils pourraient mais ce serait moins efficace qu’un jeu vidéo. Mes drones sont pilotés par des joueurs en ligne. Quelque part, un joueur dirige mon robot à l’aide d’une manette de jeu et s’échine à tuer le plus de parasites. Les meilleurs joueurs reçoivent des kilos de légumes livrés gratuitement. Il y a un jeu pour tout, l’extermination des parasites, celle des mauvaises herbes, la récolte, l’élevage de cochon. Ce dernier a remporté à certain succès. J’ai entendu des histoires, mon petit frère, dans sa classe, certains de ses camarades, en plein cours, pilotent un robot qui jouent au ballon avec des petits cochons.

C’est étrange que mon père ne soit toujours pas rentré.

Mon père était assez étrange. Il s’est mis en tête que nous devions tout apprendre. De l’agriculture à l’électronique, en passage par la fabrication de sa propre électricté. Chaque année depuis que j’ai six ans, nous partions un mois dans une ferme pour découvrir et apprendre. Le matin dans les champs, l’après-midi dans les livres, le soir dans la cuisine, tel était le programme qui m’était infligé pendant les grandes vacances. Il me disait que je devais être capable de construire un composteur suspendu sur le toit laissant tomber une pluie d’asticots fluorescents dans un bac à poissons en pleine ville, le tout entretenu par un drone automatique car monter sur le toit, c’est dangereux. J’ai laissé l’aspect fluorescent de côté. Je crois que mon père souhaitait que je puisse voir des étoiles. Le ciel est souvent trop pollué pour les voir. J’ai préféré exploré les jardins suspendus.

Il commence à se faire tard. Mais où est-il passé ?

Mon père est parti manifester pour la proportionnelle, un débat plutôt récent qui a pour but de réviser l’élection des députés. Il croit fermement que le vote de chacun devrait être proportionnel à l’espérance de vie de chacun. Mon père ne cesse de me répéter que comme il a deux fois moins de temps à vivre que moi, son vote devrait compter deux fois moins. Je ne vais pas dire que l’idée me déplaît mais les députés ont plus son âge que le mien. Les convaincre ne va pas sans exprimer haut et fort son mécontentement. Je n’ai jamais voté. Le président actuel en est à son cinquième mandat. De toutes façons, Paris est très loin. Je suis quasiment autonome. La grange a été réaménagée en hôpital de campagne. L’électricité vient de petits moulins à vent posés un peu partout. Je fabrique également une plante qui utilise la photosynthèse pour produire du courant. Il reste l’eau. Elle est rare. La température de la surface de la terre a augmenté de trois degrés. Je vais chercher l’eau de la mer. Je récupère l’évaporation. Le sel sert à faire fermenter tout un tas de légumes.

Il n’est toujours pas là. Il a dû se passer quelque chose.

La France est coupée en deux, au sud de la Loire, de grandes villes, une agriculture souvent chimique, au nord, une population plus rurale, une agriculture exclusivement biologique. Les rendements sont moindres mais cette partie du territoire est autosuffisante à condition de garder la population constante. Une mauvaise année, une population qui augmente et il nous faudrait importer de la nourriture. La sud de la France peut plus facilement ajuster sa production à grand renfort d’engrais. Plus personne ne se promène dans les campagnes sans sa tenue de cosmonaute. L’espérance de vie est plus courte de dix ans, le taux de cancer y est plus élevé qu’au Nord. Le Sud ne veut pas de la proportionnelle. Ils disent que cela reviendrait à leur enlevé un dixième de leur vote. Le président est un sudiste. Il est très doué pour construire des centres d’enfouissement de déchets nucléaires dans le Nord. Mon père les appelle des fugushimas. L’expression a tellement plu qu’elle s’est propagée.

Papa n’est toujours pas là.

Je vais préparer la livraison. Ca me fera penser à autre chose. Je remplis le chariot de légumes en vrac ou plutôt un robot. Je viens de le programmer. Je m’assure qu’il ne trompe pas. Pendant ce temps-là, je vais chercher les chiens. Ce sont eux qui tirent le chargement jusqu’au village voisin. Là-bas, le chariot est vidé puis rempli avec tout ce dont j’ai besoin, des éponges, du fil électrique, du sable. Pour le plastique, il est conseillé de se servir dans la décharge un peu plus loin. Là-bas, un mille-feuilles regorge de matières en tout genre. Il serait dommage de s’en priver. Je suis rarement allé au-delà de ce périmètre sauf quand j’étais plus petit.

Le téléphone sonne. C’est sans doute lui.

Non, visiblement, je ne suis le seul à être inquiet. Je lui avais pourtant dit d’envoyer un drone. Les manifestations ont toujours été violentes. Il m’a répondu que sa vie s’était passé derrière un écran. Je n’ai pas vraiment l’impression que la mienne soit différente. Je suis derrière un écran, dans un pigeonnier certes mais souvant derrière un écran. Le pigeonnier est en quelque sorte l’aire de décollage et d’atterrissage des drones volants. En ce moment, ils volent beaucoup. Le dernier jeu que j’ai lancé les sollicite beaucoup. Il s’agit de chasser le frelon asiatique. Les hélices du drone les découpent en plein vol. Les joueurs doivent s’associer pour détruire les nids. Je termine le jeu contre la processionnaire. C’est plus compliqué car il faut éviter que leurs poils ne s’éparpillent. Les oiseaux reviennent peu à peu depuis l’arrêt des pesticides. J’espère qu’ils prendront le relais.

Une voiture arrive. Ce doit être l’ambulance. C’est la seule dans le coin. Je file les acceuillir. Je vois mon père. Il saigne. Il sourit. Les égratinures sont à proportion de ses exigences. Je sais qu’il fait cela pour moi. Il rouspète que je le traite de collectionneur quand il veut restaurer le monde tel qu’il était au siècle dernier. Certaines choses sont amusantes, les poissons marins ont tellement de plastiques dans le corps qu’on dirait une pizza au fromage quand ils sont cuits. Cela fait quelques années que le poisson est élevé sur terre.

Innover ou périr. Qu’est-ce qui a changé, papa ?