2021

Florent Maudoux, Funérailles, tome 4

La guerre est quelque chose d’absurde. La guerre, c’est des vieux qui envoient des jeunes se faire tuer.

Florent Hébert, Villes en transition, l’expérience partagée des Ecocités

Les écocités ont un rôle important à jouer dans l’invention de nouvelles forms de la mobilité urbaine, en particulier par le déploiement de systèmes intelligents, mobilisant les nouvelles technologies de l’information et de la communication. […] Il s’agit dans ce cas de promouvoir les services d’information et d’accès aux réseaux, tant en prévision qu’en temps réel, d’imaginer une meilleur polyvalence d’usage pour les moyens de transport actuels, d’utiliser les réseaux virtuels afin de réduire ou de dématérialiser, quand c’est nécessaire, les déplacements quotidiens.

Florent Hébert, Villes en transition, l’expérience partagée des Ecocités , 185

Les travailleurs du tertiaire sont pour beaucoup des cadres autonomes. Une réflexion est donc possible sur leur temps de travail avec, pourquoi pas, une ou deux journées de travail à domicile, voire des horaires plus larges. C’est là que se situent la vraie réflexion et le vrai levier. Nous devons gérer cette heure de pointe du matin, aux environs de 8 heures, et cette heure de pointe du soir, aux environs de 17-18 heures. […] Améliorer les déplacements passe trop souvent par des réponses en termes d’offre d’infrastructures, alors que les actions sur la demande de déplacements, basées sur le numérique, les usages et les politiques publiques sont porteuses de solutions innovantes et à moindre coût. Ainsi, il est possible d’agir par exemple sur les horaires et les lieux de travail afin que les personnes se déplacent moins aux heures de pointe (Angel Talamona).

Florent Hébert, Villes en transition, l’expérience partagée des Ecocités , 188

Les collines sont contraintes par un relief important et par une faible densité d’habitat, ce qui les rend incompatibles avec la rentabilité attendue d’un réseau de transport en commun.

Romain Benassaya, Arca , 449

Peut-être que le basculement dans la barbarie et le fanatisme était-il une conséquence du vide, un refuge à l’isolement.

Hirokazu Kore-Eda, Une affaire de famille

Il n’y a que ceux qui n’arrivent pas à apprendre tout seul qui vont à l’école.

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Dernier épisode de Game of Throne. C’est Bran qui a été choisi. Sa grande soeur s’occupera du Nord. L’auteur aura choisi de faire monter sur le trône les deux seuls incapables de tenir une épée mais pourvus d’un cerveau. Fils de rois tout de même mais moins enclins à se venger sur le champ d’un quelconque affront à leur ego, le nain continuera de jouera le rôle de main avec son intelligence immédiate et ses actions tempérées. Il aura fallu une bonne guerre pour que ce petit monde-là élise les plus sages et mette un terme à la violence. Et l’histoire s’arrête là. La sagesse vient après l’indigestion de violence. Nous ne pouvons pas être témoin de la suite, seule la guerre passionne, rebâtir sur des ruines pour éviter la guerre intéresse peu et c’est bien dommage.

Léon Blum, Le congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 , 14

Tout dans son parcours [Léon Blum] montre qu’il était marginal. Son ascension au sommet de la SFIO en l’espace de quelques années est donc remarquable. Mais elle n’a été possible qu’à la faveur de la crise idéologique, des luttes internes et du renouvellement du personnel militant dont la guerre est à l’origine. Sans la guerre et la crise qu’elle a provoquée au sein du parti socialiste, cet avènement ne se serait sans doute pas produit.

Léon Blum, Le congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 , 23

« Aller à l’idéal et comprendre le réel. » Léon Blum le répète devant le parti socialiste le 21 avril 1919 : « Nous avons, si je puis dire, un pied dans le réel, et l’autre dans l’idéal. »

Léon Blum, Le congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 , 32

Le léninisme est une doctrine insurrectionnelle, conspirative et autoritaire, fondée sur le mépris des masses guidées par des « minorité agissante ». A ses yeux, l’autoritarisme fondamental de la doctrine léniniste est contraire à l’histoire et à l’esprit du socialisme français.

Léon Blum, Le congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 , 42

Vous êtes le fils d’un salarié, ouvrier, employé, jouralier agricole. Sauf hasard providentiel, votre destinée est de demeurer toute votre vie un salarié. Voilà, tout à côté de vous, dans la rue voisine, le fils d’un possédant, d’un détenteur de capitaux. A moins de circonstances extraordinaires, il restera sa vie entière, directement ou indirectement, un patron. Vous travaillerez pour lui, pour l’entreprise qu’il dirige, ou bien pour l’entreprise où il a placé ses fonds et dont il a mis les titres dans son tiroir. Le produit de votre travail servira pour une part à vous nourrir, vous et les vôtres, mais pour le surplus, à constituer ses profits. Ce salaire, tant qu’il a été le maître absolu, il l’a comprimé, maintenu à un taux dérisoire et inhumain, pour accroître à la fois ses débouchés et ses bénéfices. Il a dû le relever peu à peu depuis que vos camarades et vous, groupés pour votre défense commune, lui avez fait sentir, de temps en temps, la menace de votre force, depuis aussi que, sous l’influence des penseurs et des hommes d’action socialistes, l’opinion publique s’est entr’ouverte aux idées de progrès et d’équité. Cependant, votre salaire ne représentera jamais la valeur entière de votre travail. Toujours, quoi qu’il arrive, une part de cette valeur sera perçue, retenue au profit du capital que l’autre possédait à sa naissance et que vous ne possédiez pas. Il en sera ainsi pendant toute sa vie, et pendant toute la vôtre. Pourquoi ? Est-ce juste ? Et cela peut-il durer ?

Léon Blum, Le congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 , 44

Fils de possédant ou fils de prolétaire, les hommes naissent tous libres, tous égaux. Pourquoi la société livre-t-elle les uns aux autres, asservit-elle les uns aux autres, exploite-t-elle le travail des uns au profit des autres ?

On nous répondra : la société distribue à chacun de ses membres le rôle, la tâche qui convient à ses facultés. Il faut bien que l’un commande et que l’autre obéisse, que l’un dirige et que l’autre exécute, que l’un travaille de son cerveau, l’autre de ses bras. Il existe nécessairement comme une hiérarchie d’emplois sociaux, auxquels une société policée pourvoit selon la différence des aptitudes, c’est-à-dire de l’intelligence et de la culture. Soit, il faut des hommes pour toutes les tâches, et il serait absurde que chacun d’eux prétendît à diriger les autres. Mais où trouverons-nous l’assurance que le fils du possédant en fût plus digne que le fils du prolétaire ? Quand donc a-t-on mesuré contradictoirement leurs aptitudes, c’est-à-dire leur intelligence et leur culture ? L’un est plus instruit que l’autre ? C’est qu’un premier privilège, une première distinction arbitraire les a séparés, dès que leur conscience s’éveillait à la vie. Les fils de possédants ont eu leurs écoles à eux, où l’instruction n’a pour ainsi dire pas de fin, où le plus médiocre esprit, à force de temps et de sollicitude, finit par usurper un semblant de connaissances. Les fils de prolétaires ont les leurs, où l’étude est limitée dans ses programmes et dans sa durée, et que les plus aptes doivent quitter bien vite pour apporter à leur famille un complément de subsistance, pour entrer à leur tour dans la servitude du travail salarié.

Léon Blum, Le congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 , 52

Le capital utile du monde est, pour une part, le don gratuit de la nature, d’autre part, l’héritage du travail séculaire de l’humanité, car toutes les générations qui se sont succédé sur cette terre y ont tour à tour ajouté leur part. N’avons-nous pas tous la même vocation aux richesses naturelles ? N’en sommes-nous pas tous, en naissant, propriétaires égaux et indivis comme de l’air et de la lumière ? N’y avons-nous pas tous le même droit, contre le même devoir, - le devoir de les entretenir et de les accroître dans la mesure de nos forces. Quel jour, pour reprendre le mot d’un poète, avons-nous, comme Ésaü, vendu notre part de l’héritage ? Et tout ce qu’a incorporé à la nature, depuis des centaines et des milliers de siècles, depuis que l’homme a paru sur cette terre, le travail accumulé des générations, comment une poignée d’individus s’arrogerait-elle le pouvoir d’en détenir, à elle seule, le profit et l’usage ? C’est à tous les hommes que doit revenir le bien créé par tous les hommes. C’est la collectivité présente qui est la seule héritière légitime de la collectivité indéfinie du passé. La nécessité commune, l’origine commune, voilà ce qui justifie doublement la communauté du capital, en tant que le capital représente l’ensemble des richesses naturelles et des moyens de production.

Il y a dans cette vérité quelque chose d’éclatant et de nécessaire, et l’on n’en peut plus détacher ses yeux dès qu’on l’a clairement saisie une fois. Pourtant, il est naturel qu’elle ait longtemps échappé à l’intelligence humaine.

Léon Blum, Le congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 , 53

La propriété, dans la légalité capitaliste, c’est l’absorption totale et éternelle de la chose appropriée, c’est le droit d’en user à son gré, de la transformer, de la transmettre, de la détruire. Le propriétaire d’un stock de blé peut le brûler, s’il lui plaît, quand le pain manque à la ville voisine. Le propriétaire d’une usine peut la laisser chômer, s’il lui plaît, quand des outils de première nécessité manquent à l’industrie ou à la culture. Peu importe l’intérêt commun, la chose est à lui. Le jeu de la concentration, de la capitalisation, de l’héritage pourra rassembler dans les mains d’une centaine d’hommes, à la rigueur dans les mains d’un seul - Wells a fait ce rêve - toute la propriété utile du monde. Peu importe l’esclavage universel, la propriété reste sacrée… Peut-être, mais c’est l’instinct de conservation qui doit alors, à lui seul, légitimer la révolte. Songeons que la propriété individuelle a déjà subi quelques atteintes, que le progrès matériel et moral des sociétés a déjà arraché au propriétaire quelques-uns de ses attributs séculaires. Un Romain était propriétaire de ses enfants comme de ses animaux de somme ; il pouvait les vendre ou les tuer. Un planteur des Antilles était propriétaire de ses esclaves comme de ses champs de canne à sucre. Mais la conscience humaine a élevé son cri et ces formes de la propriété sont tombées. D’autres tomberont à leur tour, qui sont nées de la même conception déviée et exorbitante du droit. Ce que nous disons aujourd’hui, c’est qu’un homme ne peut demeurer maître absolu, maître unique, maître éternel par sa descendance, de ce que la collectivité des hommes a jadis recueilli ou créé, de ce qui conditionne aujourd’hui la vie collective des hommes. Et nous avons proclamé le socialisme, quand nous avons dit cela.

Léon Blum, Le congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 , 59

Où a-t-on pris qu’un célibataire, qu’un homme ou qu’une femme sans enfants fussent moins actifs, moins industrieux, moins âpres au gain, qu’un père de famille ? Que chacun regarde près de lui, et vérifie. J’ai vu souvent que la charge de famille obligeait un homme à un travail excessif, surmenant, pauvrement rémunéré. Je n’ai jamais vu que le défaut d’enfants détournât l’homme d’un effort utile et fît d’un travailleur un oisif. La vérité est, tout simplement, que, par un secret instinct de moralité, nous sommes moins honteux de rapporter à nos enfants qu’à nous-mêmes notre appétit personnel de lucre. Il arrive que des bourgeois prennent plus tôt le temps de « se retirer des affaires » comme ils disent, parce que leur fortune acquise, médiocre pour de nombreux enfants, suffit au contraire à leur ménage stérile. Mais, qu’ils vendent leur fonds de commerce ou ferment leur boutique, de quelle activité utile cette retraite prématurée prive-t-elle la société ? Non, il n’est pas vrai que la transmission héréditaire, signe et moyen de l’usurpation capitaliste, soit l’agent indispensable de la prospérité sociale… L’appât du gain, l’envie de gagner de l’argent ? c’est autre chose. Si nous considérons autour de nous la mêlée des hommes, elle paraît dirigée, en effet, par ce mobile unique. Gagner de l’argent, c’est le véritable idéal humain, le seul que proclame et qu’essaie de réaliser une société pervertie. Conquérir pour notre compte la plus large part des privilèges que l’argent représente ou permet d’acquérir, c’est le programme de vie que le spectacle contemporain nous propose. Tout nous appelle à cette lutte : l’opinion et la morale, qui devraient la flétrir, l’exaltent, et il faut une sorte d’héroïsme pour se soustraire volontairement à la contagion. C’est le sentiment moteur aujourd’hui, ne perdons pas notre peine à le contester. Mais où prend-on le droit de conclure que l’humanité n’en puisse pas connaître d’autre ? Le sophisme est là.

Léon Blum, Le congrès de Tours, le socialisme à la croisée des chemins 1919-1920 , 63-67

Recherchons, dans la société actuelle, les effets et les incidences d’un travail vraiment créateur. Je suppose que, demain, un inventeur imagine quelque outillage nouveau qui bouleverse la technique d’une des grandes industries directrices, la métallurgie ou le tissage, qui réduise dans une proportion considérable la main-d’oeuvre et le prix de revient. Il y a d’abord bien des chances pour que cet inventeur méconnu, comme tant d’autres, meure dans le désespoir et la misère. De vains appels aux capitalistes, qui seuls aujourd’hui peuvent mettre en oeuvre de nouveaux procédés mécaniques, auront épuisé sa patience, abrégé sa vie ; puis, quelques années plus tard, une société financière exploitera ses brevets acquis à vil prix et en recueillera le bénéfice immense. Mais admettons que, par une exception providentielle, lui-même ait pu faire valoir sa découverte. Je vois bien le profit qu’il en retirera lui-même : nous aurons sur la terre un milliardaire de plus. Quel profit en recueillera la collectivité ?

En attendant que l’industrie universelle se soit adaptée aux procédés nouveaux, des centaines d’usines seront condamnées au chômage. Le déplacement de la main-d’oeuvre déterminera une baisse générale des salaires ; la masse des produits jetés sur le marché provoquera les troubles économiques les plus complexes. Verrons-nous du moins le consommateur profiter de la réduction des prix de revient ? Pas le moins du monde ; il n’en profitera que dans une mesure dérisoire. Les prix de vente ne seront abaissés que de la quotité nécessaire pour étouffer les concurrences, et notre inventeur empochera le surplus. Une crise universelle d’une part ; de l’autre une immense fortune individuelle, c’est-à-dire éternellement transmissible. Tel est le bilan. Est-ce qu’il ne révolte pas la raison ?

Notre inventeur viendra nous répliquer : « Ma fortune est cependant bien à moi : je l’ai gagnée ; elle est le fruit de ma découverte, le produit de mon travail. » Mais est-il vrai que sa découverte soit bien à lui ? Le même homme l’aurait-il menée à terme, vivant seul dans une île déserte, ou naissant dans quelque tribu sauvage de l’Océanie ? Ne suppose-t-elle pas, au contraire, tout l’actif préalable au travail humain ? N’est-elle pas, pour le moins, le résultat d’une collaboration, d’une coïncidence entre son génie individuel et l’effort collectif de la civilisation ? La collectivité devrait donc, pour le moins, recueillir sa part du bénéfice. Pourquoi s’en trouve-t-elle frustrée, non seulement au profit de l’inventeur lui-même, mais de ses descendants jusqu’à la dernière génération ?… Et cet exemple ne vous fait-il pas toucher du doigt l’injustice foncière qui gît à la racine même des modes actuels de la propriété ?

[…]

De grands penseurs ont attendu de la science le renouvellement des sociétés humaines. Comme les ouvriers révoltés devant la machine, ils avaient raison et ils avaient tort. La science accroît et accroîtra sans mesure le rendement du travail, mais, si le pacte social demeure vicié dans son essence par une clause inique, en accroissant les richesses, nous n’aurons fait qu’accroître l’iniquité. Nous aurons multiplié les prélèvements du capital sur le travail, nous aurons multiplié la divergence entre les profits du capitaliste et les salaires du travailleur. Si la règle du partage est injuste, l’injustice augmentera avec la masse des produits à partager… C’est avec le socialisme que la science deviendra vraiment bienfaitrice, et l’on peut dire en ce sens que socialisme et science sont vraiment le complément l’un de l’autre. La science développe les richesses de l’humanité ; le socialisme en assurera l’exploitation rationnelle et la distribution équitable. Chaque découverte de la science, quel que soit le domaine particulier où elle se manifeste, se trouvera en quelque sort étalée sur l’ensemble du corps social pour déterminer en lui une amélioration correspondante : augmentation du bien-être si la somme des denrées est augmentée, augmentation du loisir si la somme du travail nécessaire pour les produire est réduite. Inversement, l’instauration du régime socialiste implique comme un appel ardent et constant au secours de la science. En utilisant aussitôt, pour le bien commun, chaque conquête de la science, nous en provoquerons incessamment de nouvelles ; sans cesse nous mettrons au point son programme de recherches, tout en développant autour d’elle l’atmosphère de désintéressement et de confiance dont elle a besoin.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 11

Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 49

« A présent, tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire ! » Je n’ai jamais oublié cette phrase, qui m’apparaît comme une excellente définition de l’autoritarisme.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 53

La culpabilité du grand homme [Churchill] est plus évidente encore dans un autre dossier, celui de l’Iran. Chruchill en personne s’est démené pour abattre le gouvernement du docteur Massadegh, un démocrate moderniste dont le seul crime avait été de réclamer pour son peuple une part plus importante des revenus pétroliers. On sait aujourd’hui, documents en mains, que c’est le premier ministre britannique qui est allé faire du lobbying à Washington pour convaincre les Américains d’organiser un coup d’Etat à Téhéran en 1953.

Ainsi, par son action en Egypte, Churchill a favorisé l’émergence du nationalisme arabe dans sa version autoritaire et xénophobe ; et par son action en Iran, il a pavé la voie à l’Islamisme khomeyniste.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 58

Quand après avoir passé vingt-six ans de sa vie dans les geôles du régime ségrégationniste, il était sorti triomphant et s’était retrouvé président de l’Afrique du Sud, il ne s’était pas demandé si les blancs l’avaient soutenu lors du combat pour la libération ; s’ils s’étaient départi de leur arrogance de colons et de leur sentiment de supériorité ; s’ils avaient su s’intégrer à la population locale dans un esprit de respect et de fraternité ; et s’ils avaient donc mérité de faire partie de la nouvelle nation… A chacune de ces questions, la réponse aurait été « non ». Mais Mandela s’est bien gardé de se les poser. C’est une tout autre interrogation qu’il avait à l’esprit : mon pays se proterait-il mieux si les Afrikaners y restaient au lieu de s’en aller ? Et la réponse lui paraissait évidente : pour la stabilité de l’Afrique du Sud, pour sa santé économique, pour le bon fonctionnement de ses institutions, pour son image dans le monde, il valait mieux retenir la minorité blanche, quel qu’ait pu être son comportement jusque-là. Et le nouveau président fit ce qu’il fallait faire pour encourager ses ennemis d’hier à ne pas déserter son pays.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 59

La magnanimité est une habilité, la mesquinerie une maladresse. Notre monde cynique répugne à l’admettre, mais l’Histoire regorge d’exemples probants. Souvent, lorsqu’un pays trahit ses valeurs, il trahit aussi ses intérêts.

Le premier cas auquel je songe est celui de Louis XIV, lorsqu’il révoqua en 1685 l’édit de Nantes par lequel son grand-père, Henri IV, avait accordé la liberté de culte à la minorité protestante. Poussés hors de France, ceux qu’on appelait les huguenots furent accueillis dans d’autres contrées européennes et ils contribuèrent grandement à la prospérité d’Amsterdam, de Londres ou de Berlin ; s’agissant de cette dernière ville, beaucoup d’historiens pensent que son ascension au rang de métropole date de l’arrivée des réfugiés français ; un fait particulièrement éloquent quand on sait qu’elle allait devenir la grande rivale de Paris.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 124

Le président [Nasser] raconte qu’après le renversement de la monarchie égyptienne, les Frères avaient tenté de palcer la jeune révolution sous leur tutelle, et que lui-même avait rencontré leur guide suprême pour essayer de trouver avec lui un terrain d’entente. « Vous savez ce qu’il m’a demandé ? Que j’impose le voile en Egypte, et que toute femme qui sort dans la rue se couvre la tête ! »

Un grand éclat de rire secoue la salle. Une voix s’élève dans l’assistance pour suggérer que le chef des Frères porte lui-même le voile. Les rires reprennent de plus belle. Nasser poursuit. « Je lui ai dit : tu veux nous ramener au temps du calife al-Hakem, qui avait ordonné aux gens de ne sortir dans la rue que la nuit, et s’enfermer chez eux dans la journée ? Mais le guide des frères a insisté : tu es le président, tu devrais ordonner à toutes les femmes de se couvrir. Je lui ai répondu : tu as une fille qui étudie à la faculté de médecine, et elle n’est pas voilée. Si toi, tu ne parviens pas à faire porter le voile à une seule femme, qui est ta propre fille, tu voudrais que moi je descende dans les rues pour imposer le voile à dix millions d’Egyptiennes ? »

[…]

Les Arabes qui regardent ces images un demi-siècle plus tard n’ont plus aucune envie de rire. Ils ont plutôt envie de pleurer. Parce qu’un tel discours, de la part d’un de leurs dirigeants, serait aujourd’hui impensable.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 127

Leurs rapports [sunnites et chiites] se caractérisent de nos jours par une extrême violence. Violoence sanguinaire, qui se traduit par des massacres aveugles, visant souvent les mosquées à l’heure de la prière ou des cortèges de pélerins. Et violence verbale inouïe ; il suffit de faire un tour sur Internet pour découvrir en quels termes insultants et obscènes on parle les uns des autres. Une violence que tout le monde décrit comme « séculaire ». Or, Nasser, qui était lui-même sunnite comme presque tous les musulmans d’Egypte, était marié à une fille d’un commerçant iranien établi à Alexandrie. Son épouse, née Tahia Kazem, était de confession chiite, mais à l’époque, personne ne s’en souciait, ni les admirateurs du raïs, ni ses détracteurs. La vieille querelle entre les deux principales branches de l’islam semblait appartenir au passé.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 153, 157

La défaite est quelquefois une opportunité, les Arabes n’ont pas su la saisir. La victoire est parfois un piège, les Israéliens n’ont pas su l’éviter.

Pour les Arabes, me dira-t-on, la chose est visible à l’oeil nu. Mais pour Israël, un piège ? Lui qui est devenu, depuis soixante-sept, la première puissance militaire de sa région ; lui qu’aucun de ses voisins ne songe plus à envahir, alors qu’il peut enjamber leurs frontières à sa guise ; lui qui a tissé avec l’unique superpuissance globale une alliance si intime qu’on ne sait plus lequel des deux courtise l’autre ; lui qui a pu bâtir, dans le même temps, des relations solides avec les Puissances qui furent jadis les grandess alliées des Arabes, comme la Russie, l’Inde ou la Chine ?

[…]

Une « paix des braves » ne peut se conclure qu’entre adversaires qui se respectent. La brièveté de la guerre de 1967 a sapé ce respect et réduit pour longtemps les chances de parvenir à un compromis équitable, librement consenti et durable.

[…]

Autre symptôme révélateur : de moins en moins de juifs jugent utile d’apprendre la langue arabe, même ceux dont les parents la parlaient couramment ; à l’inverse, les jeunes Palestiniens sont de plus en plus nombreux à étudier l’hébreu et à s’exprimer avec aisance dans cette langue.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 247

Ce que les tenants de la révolution conservatrice [Reagan, Thatcher, …] ont réussi déconsidérer, ce n’est pas seulement le communisme, c’est aussi la social-démocratie, et avec elle toutes les doctrines qui s’étaient montrées conciliantes avec les idéaux du socialisme, fût-ce pour mieux les combattre.

On ne s’est pas contenté de dénoncer les excès de l’égalitarisme, c’est le principe même d’égalité qu’on a remis en cause, et dévalorisé. Aux Etats-Unis, notamment, les écarts entre les revenus des plus riches et des plus pauvres qui s’étaient constamment resserrés à partir des années trente, sont repartis à la hausse à la fin des années soixante-dix, au point de retrouver en notre XXIe siècle, des niveaux comparables à ceux du XIXe. Ce qui a légitimement créé, chez certains, le sentiment de vivre - sur la question de l’égalité, du moins - une époque de régression.

Et on n’a pas seulement dénoncé les abus de la bureaucratie, on a instauré une culture de la méfiance et du dénigrement envers les autorités publiques, comme si leurs interventions dans la vie économique étaient forcément des « empiètements » dont les honnêtes citoyens devaient se défendre. Selon la formule percutante employée par Reagan dans son discours d’inauguration, « dans cette crise, l’Etat n’est pas la solution à notre problème ; l’Etat est le problème. »

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 290

De nos jours, c’est l’inverse qui se produit. Les fourmis [celles de la Fontaine] sont moquées et dédaignées. Les jeunes qui ont vu leurs parents trimer toute leur vie, du matin au soir, sans jamais accéder à l’aisance matérielle, ni intégrer la classe moyenne, encore moins sortir de l’anonymat, éprouvent pour eux de la pitié plutôt que de l’estime. Rien ne les pousse à suivre leur exemple. Tout au contraire, les incite à s’en démarquer, pour imiter ceux qui ont « réussi », ceux qui se sont enrichis, fût-ce par des rackets et des trafic sordides ; ou pour gagner, par n’importe quel moyen, leur quart d’heure au paradis de la notoriété.

On ne dira jamais assez quelles perturbations peut provoquer, au sein d’une population, le renversement des modèles ; quand on se met à admirer ce qu’on a longtemps jugé répréhensible. A-t-on vraiment besoin de longues démonstrations pour comprendre qu’un quartier où les dealers sont plus admirés que les instituteurs devient un foyer de décomposition sociale ? Et quand la société entière se trouve dans des dispositions d’esprit similaires, quand les activités pécuniairement lucratives sont plus valorisées que celles qui sont socialement utiles, les conséquences, dévastatrices, sont impossibles à maîtriser. Tous les comportements des citoyens en sont affectées…

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 296

Il me semble que l’Etat possède un rôle subtil, insaisissable, et pourtant irremplaçable. Il contribue, de mille manières, à tisser des liens, ce qui renforce le sentiment d’appartenance commune ; quand il est systématiquement dénigré, il ne peut plus remplir ce rôle.

S’il raisonnable d’admettre que l’Etat, comme disant Reagan, peut parfois être le problème, il est tout-à-fait légitime de se demander si l’absence d’Etat n’est pas, quelquefois, un problème plus grave encore.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 304

En devenant majoritaire dans un pays, une population ne devient pas plus tolérante, mais paradoxalement moins tolérante. Je dis « paradoxalement », parce qu’en principe, si l’on veut se retrouver entre soi, c’est pour ne pas avoir à redouter les empiètements d’un groupe rival ; on devrait donc se montrer plus serein et plus magnanime quand on est très largement majoritaire. Hélas, les choses ne se passent pas ainsi. C’est même le contraire : tant que les minorités conservent un poids significatif, leur sensibilité propre est prise en compte dans le débat publique, ce qui incite les forces politiques à chercher un moyen d’organiser la vie commune dans un esprit d’équité et d’harmonie. A l’inverse, quand les minorités deviennent insignifiantes, quand la seule opinion qui compte est celle du groupe majoritaire, on entre dans une toute autre logique, celle de la surenchère.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 315

Kennan [Goerge F. Kennan] disant en substance à ses compatriotes [lors de la chute du mur], et notamment aux décideurs qui le consultaient : « N’oublions pas pour quelle raison nous nous sommes battus ! Nous voulons faire triompher la démocratie sur la dictature. Nous devons en tirer les conséquences. Nous ne pouvons pas continuer à traiter nos ennemis d’hier comme s’ils devaient rester des ennemis pour toujours ! »

[…]

Il avait beau répéter qu’en humiliant les Russes, on allait favoriser la montée des courants nationalistes et militaristes, et retarder la marche du vers la démocratie, on n’a pas voulu l’écouter. Comme cela arrive trop souvent, hélas, la magnanimité qu’il préconisait est apparue à l’heure du triomphe, comme une attitudee de faiblesse et de naïveté. L’opinion qui a prévalu, c’est qu’il fallait pousser son avantage, sans hésiter, sans se laisser amollir par les scrupules moraux ou les finasseries intellectuelles.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 331

Si nous avions autrefois spontanément tendance à reproduire les mêmes gestes que nos parents et que nos grands-parents, aujourd’hui nous avons tendance à reproduire spontanément les gestes de nos contemporains. Nous ne l’admettons pas volontiers. Nous conservons pieusement la légende selon laquelle la transmission se fait verticalement, d’une génération à la suivante, au sein des familles, des clans, des nations et des communautés de croyants ; alors que la vraie transmission est de plus en plus horizontale, entre contemporains, qu’ils se connaissent ou pas, qu’ils s’aiment ou se détestent.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 341

C’est presque une loi de la nature humaine : tout ce que la science nous donne la capacité de faire, nous le ferons, un jour ou l’autre, sous quelque prétexte. Du moins tant que les avantages nous sembleront supérieurs aux inconvénients.

Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations , 355

« Le choix pour l’humanité, est entre la liberté et le bonheur, et pour la grande majorité, le bonheur est meilleur », faisait dire Orwell, à l’un de ses personnages de 1984. Personne ne nous présentera les choses de manière aussi crue ; mais dans le contexte de ce siècle, un tel dilemme ne paraît plus complètement plus insensé.

Louis Jeudi, Les sauces , 19

Trésor gustatif, la sauce a mis tout le monde d’accord au sein de l’industrie alimentaire. Ses ingénieurs, parfois conseillés par des chefs, ont su synthétiser ces goûts profonds et en produire de séduisantes imitations, au moyens d’additifs quelque peu controversés. Aussi, l’immense majorité des restaurants et cantines servent aujourd’hui des sauces issues d’ingrédients atomisés puis réhydratés, liés par des amidons douteux.

Louis Jeudi, Les sauces , 33

De fait, en cuisine français, il existe ce que l’on appelle les sauces mères dont les trois fondamentales sont la sauce brune, le velouté et la saucé béchamel. Autant de bases qui permettent de préparer une multitude de sauces dites dérivées. Traditionnellement, la sauce naît de la rencontre entre un fond et un roux. Mais la magie de la cuisine réside aussi dans la capacité des artisans à départir et à jouer des codes établis pour mitonner de nouvelles créations.

Louis Jeudi, Les sauces , 51

Avec son armada d’ingénieurs du goût et ses capacités financières hors du commun, l’agroalimentaire pousse le vice jusqu’à épouser les traditions alimentaires des pays où elle s’est implantée. A la clé, une inquiétante déperdition culturelle, un formatage des palais des mangeurs et des problèmes de santé.

Louis Jeudi, Les sauces , Cuisine

L’état de la cuisine ne se mesure pas au nombre d’étoilés mais à ce que proposent les restaurants ouvriers, les snacks., rappelle Emmanuel Perrodin, qui garde en souvenir cette bavette à l’échalotte avec des vrais jus qu’il pouvait déguster dans un bistro pour une somme modique.

Louis Jeudi, Les sauces , vinaigre

Au début des années 90, la guerre du Golfe a marqué un coup d’arrêt saucier en France. Pour faire face aux difficultés économiques, l’hôtellerie française a fait appel à des cost-killers anglo-saxons qui sont venus avec leur culture un peu limitée en matière de cuisine. C’est à cette époque que la sauce a commencé à être remplacée dans les assiettes par des traits de vinaigre balsmaiques, exposait le chef Yannick Alléno lors d’une émission de radio [lien].

Louis Jeudi, Les sauces , 60

Prenons l’exemple d’une cantine de région parisienne, portée par une équipe de quatre personnes (le chef, deux assistants dont un agent non cuisinier, et un plongeur) pour nourrir près de cinq cent élèves chaque jour avec un ticket moyen légèrement inférieur à 2 euros. Si le chef fait preuve de bonne volonté, il a été habitué, pour gagner du temps, à agrémenter les repas de sauces déshydratées. Dans son économat trônent ainsi des boîtes de fonds de sauce Knorr.

Louis Jeudi, Les sauces , 74

Quant aux concours télévisés, s’ils valorisent la gastronomie, ils se réduisent à uen approche spectaculaire du métier, mettant en avant l’imagination débordante des artisans, sans prendre le temps de capter le temps long de la cuisine. Goûter, sentir, regoûter, s’imprégner, assaisonner, réassaisonner, c’est cela cuisiner. En ne mettant pas en avant cette dimension aussi laborieuse que sensible, ces émissions renvoient une fausse image de la cuisine et de la quête du goût.